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« ... et c’est la tragédie de l’élite que de recourir à la violence pour la gloire de la Mère-Patrie. »

Heinrich Himmler

 

« Seule la peur dirige le monde. »

 

Adolf Hitler

 

Steadman posa sa valise et se laissa tomber sur le lit. Le trajet nocturne de retour de Stalford l’avait exténué, mais il tenait à être revenu chez lui pour le dimanche soir. De cette façon, il pourrait passer une bonne nuit et reprendre le travail dès le lundi matin. Son client l’avait invité chez lui le week-end, pour le remercier de ses efforts de la semaine, et le détective avait accepté avec gratitude. Il restait encore quelques petits détails à régler avant de revenir à Londres, et il avait parié avec justesse sur l’humeur plus détendue du directeur de société pour tout arranger.

Steadman était satisfait de la manière dont s’était déroulée cette affaire. En deux semaines, il avait interrogé tous les employés et décortiqué chaque dossier sans rien trouver de suspect. Mais à partir de maintenant chaque membre de l’entreprise porterait un badge magnétique avec photographie donnant accès à différents secteurs des laboratoires selon l’affectation. Le système enregistrait chaque ouverture de serrure électronique par badge. Un rapport quotidien serait tenu par le service de sécurité sur tout fait inhabituel, comme l’arrivée prématurée d’un employé ou son départ tardif. Ces renseignements seraient classés et notés. Steadman avait également installé un éclairage plus puissant, de sorte qu’aucune porte ni fenêtre ne reste dans l’ombre. Le toit lui-même était maintenant illuminé toute la nuit. Toutes les serrures, à combinaisons ou non, avaient été changées, et les fenêtres du rez-de-chaussée avaient été équipées de barreaux fins mais très solides. Steadman avait réussi à convaincre son client qu’un système d’alarme muet était préférable au mugissement de sirènes. Il s’agissait ici de prendre les coupables sur le fait et non de les apeurer. La police et la sécurité seraient donc averties sans alerter leur proie. Le détective avait également persuadé le directeur de renoncer aux chiens de garde : ils coûtaient cher à dresser et requéraient des maîtres qualifiés. De plus Steadman professait une répugnance personnelle à employer des animaux contre des hommes. Argument supplémentaire, il était facile de droguer un chien.

Il avait passé son week-end à argumenter sur un salaire décent à accorder au responsable de la sécurité. Les candidats locaux n’avaient pas l’étoffe de chefs, et Sexton avait envoyé un policier tout juste retraité qui faisait parfaitement l’affaire. Ici encore Steadman avait fini par avoir gain de cause. Aussi avait-il toutes les raisons pour s’estimer satisfait de son travail.

Il détendit ses épaules contre le moelleux du lit et ôta ses chaussures avec ses talons. Ces deux dernières semaines avaient été prenantes et assez fastidieuses, mais il ne les regrettait pas. Si le client se tenait au plan de sécurité qu’il avait établi, son usine serait à l’abri des voleurs de brevets. Steadman avait déjà eu de tels contrats par le passé, et ils avaient rehaussé le prestige de l’agence, sans parler des émoluments beaucoup plus substantiels que les petites affaires d’adultère ou d’impayés.

Il hésita un moment à téléphoner à Maggie, mais il était plus de onze heures. Les bonnes nouvelles pourraient attendre le lendemain. Il l’avait jointe plusieurs fois dans la semaine, et elle ne lui avait annoncé aucun événement marquant à l’agence. Inutile donc de la déranger aussi tard.

Il s’étira mais refusa de céder à la tentation du sommeil. Il avait faim, et l’idée d’un verre lui paraissait très appropriée. Il se leva sans hâte et alla jusqu’à la fenêtre pour scruter les ténèbres extérieures. En face la petite église et ses jardins n’étaient qu’une masse sombre et son reflet dans la vitre gênait un peu plus la visibilité de Steadman.

Le détective habitait une petite maison avec terrasse dans une ruelle au bord de Knightsbridge. Elle lui avait coûté une fortune mais le cul-de-sac était bien situé et la tranquillité qui y régnait offrait un contraste appréciable avec l’agitation de la ville. Les espaces verts entourant l’église toute proche offraient un lieu idéal pour lire les journaux en été ; même les vieilles pierres tombales disséminées donnaient à l’endroit une sérénité appréciable. Quelques bancs disposés de façon tout aussi erratique avaient leurs habitués, comme les chiens certains arbres des jardins. Avec l’argent amassé au Mossad, Steadman avait pu acheter cette maison ainsi que son partenariat dans l’agence. A présent il n’avait plus d’autres revenus que ceux de son travail, mais celui-ci lui procurait une vie confortable et bien remplie, ce qui, à la réflexion, était à peu près tout ce qu’il pouvait demander. Naguère il avait eu plus et il avait voulu encore plus, en croyant qu’ils resteraient intouchés par le danger dans lequel ils baignaient. Pourtant Lilla était morte. Depuis il avait appris à ne pas exiger trop de l’existence. De cette façon il éviterait les déceptions...

Il chassa ce raisonnement morose de son esprit et descendit au rez-de-chaussée. Dans la cuisine il se servit une belle dose de vodka arrosée d’une larme de tonic. Comme il était un peu tard pour dîner au-dehors, il prit une pizza surgelée qu’il mit dans le micro-ondes. Sa femme de ménage avait garni le réfrigérateur en son absence, mais il n’était pas très porté sur la cuisine. Au hasard des rencontres, ses amies s’en chargeaient.

Il revint dans le salon pour siroter sa vodka tout en dépouillant le courrier de la semaine. Des factures surtout, dont il ne garda que les plus urgentes ; une lettre d’une ancienne liaison fatiguée d’être « ancienne » comme elle l’avait été d’être « actuelle ». Sa prose rejoignit les autres boules de papier au sol, accompagnée de quelques publicités sous enveloppe. Il ne retint qu’une invitation à une démonstration de matériel de sécurité.

Il mangea lentement, assis au petit comptoir de la cuisine, avec en sourdine un programme musical de radio. Puis il prit une douche bien chaude, s’autorisa une seconde vodka pour se détendre et alla se coucher. Cinq minutes après s’être glissé entre les draps, il dormait.

Le martèlement le réveilla en sursaut. Il resta un long moment immobile, les yeux fixés au plafond, à tenter de définir ce qui l’avait tiré de son sommeil aussi brusquement. Puis les coups frappés recommencèrent. En bas, sur la porte d’entrée. Qui diable pouvait venir le voir à pareille heure ? Et pourquoi ne pas utiliser la sonnette ? Mais on ne se contentait pas de heurter le bois du poing. Les chocs étaient violents, espacés.

Avec un juron il se leva, alla tirer les rideaux et pressa son front contre la vitre en essayant de voir la porte d’entrée. Le bruit cessa aussitôt.

Steadman plissa les yeux. L’obscurité était trompeuse. Il crut discerner un mouvement furtif dans les ombres en dessous de lui mais il n’aurait pu en jurer. Alors qu’il se détournait de la fenêtre pour enfiler son pantalon et foncer au rez-de-chaussée, il eut l’impression qu’une silhouette traversait la ruelle et se fondait dans les jardins sombres de l’église. Là encore, ce pouvait n’être qu’une illusion due au manque de lumière.

Il passa son pantalon en hâte. Le radio-réveil affichait 2 h 23. Si quelqu’un lui faisait une blague, il lui promettait un mauvais quart d’heure. Il sentait la colère croître rapidement en lui.

Arrivé au bas de l’escalier, il hésita, les yeux fixés sur l’entrée. Quelque chose dans l’atmosphère lui déplaisait à l’extrême, sans qu’il pût s’en expliquer la raison, et soudain il n’avait plus aucune envie d’ouvrir la porte. De l’extérieur s’élevait un son étouffé, comme un gémissement déformé.

Il avança lentement dans le couloir, respiration silencieuse et gestes coulés, possédé de ce calme de fauve développé au Mossad. Il pressa son oreille contre le panneau de bois et écouta.

Quelque chose grattait la porte de l’autre côté. Il crut percevoir un murmure très bas, non humain, comme la plainte d’un animal blessé. Un instant, il songea remonter dans sa chambre pour prendre son pistolet, mais il abandonna aussitôt cette idée. Il dramatisait à outrance, se dit-il. Un coup ébranla le bois à mi-hauteur et il fit un bond en arrière.

La colère le reprit d’un coup. Il était ridicule de se comporter comme une vieille femme paranoïaque. D’un geste brusque il déverrouilla la porte et l’ouvrit.

Bras étendus et tenant le chambranle, une forme humaine bloquait le passage. La tête était baissée en avant et un liquide sombre paraissait couler de la bouche, mais le manque de lumière rendait difficile toute certitude. L’individu gardait une pose curieuse ses jambes fléchies ne semblaient pas le porter. Il émettait un son bas continu, celui que Steadman avait comparé au gémissement d’un animal, mais le bruit était étouffé, comme si la bouche de l’inconnu était emplie de liquide.

Steadman ne pouvait rien discerner des traits de l’inconnu qui bougeait à peine. D’une main il tâtonna sur le mur et appuya sur l’interrupteur. La lumière du plafonnier inonda le couloir et Steadman cligna plusieurs fois des yeux pour s’y habituer. Quand enfin sa vision s’adapta, il vit que la silhouette était celle d’une femme. Avec quelque chose de familier dans la chevelure...

— Maggie ?

Il avait parlé sans s’en rendre compte, dans un souffle. Il redressa la tête de son amie avec douceur et vit du sang jaillir de sa bouche et couler sur son menton. Les yeux de la jeune femme étaient rougis et voilés, mais il y saisit une lueur fugitive.

— Maggie, que t’est-il arrivé ?

Il voulut la prendre dans ses bras pour l’aider à entrer, mais elle conserva les bras écartés, comme si elle refusait de lâcher le chambranle. Elle releva un peu la tête et tenta de parler, mais le sang dans sa bouche transforma ses paroles en un gargouillement effrayant.

— Oh, bon Dieu, Maggie ! Qui a fait ça ?

Il la tira vers lui mais elle ne lâcha pas prise et poussa un faible cri.

— Maggie, laisse la porte. Je vais t’amener à l’intérieur, l’implora-t-il.

La tête de la jeune femme s’affaissa. Elle avait perdu conscience. Cette fois Steadman l’attira plus fermement à lui, mais elle restait toujours accrochée au chambranle. Il remarqua alors les traînées de sang qui coulaient le long de ses bras. Passant la tête au-dessus de son épaule, il regarda sur le côté et ses yeux s’agrandirent d’horreur. Un clou transperçait le dos de sa main et l’immobilisait au bois du chambranle. L’autre main était pareillement rivée de l’autre côté de la porte.

Il la souleva un peu pour empêcher le déchirement des chairs et se mit à appeler à l’aide en espérant qu’un voisin entendrait, mais aucune lumière n’apparut dans les maisons alentour. A cette heure de la nuit, les gens dormaient ou se refusaient à entendre. S’il continuait, quelqu’un finirait bien par se manifester, mais cela prendrait du temps et chaque seconde comptait.

Il relâcha le corps de Maggie aussi doucement que possible puis se rua dans la cuisine. Un tiroir contenait ses quelques outils de bricolage. Il revint en courant à la porte avec le marteau. Les vêtements de Maggie étaient trempés de sang et il sentit son angoisse monter d’un cran. Passant sous son aisselle, il coinça la tête du clou dans la panne du marteau. Pour ne pas faire levier sur la main il dut cesser de soutenir Maggie. Il tira des deux mains, de toutes ses forces. Le clou se délogea brusquement, et Maggie glissa sur le côté. Il n’eut que le temps de rattraper le corps inerte pour qu’il ne pèse pas d’un coup sur la main encore clouée. Cette fois il dut enfoncer la panne du marteau dans les chairs pour accrocher la tête d’acier, et il refoula la nausée qui le saisissait : il lui fallait libérer son amie aussi vite que possible.

Les huit centimètres d’acier jaillirent enfin sous l’effort. Le clou tomba sur l’asphalte de la rue avec un bruit sec. Steadman lâcha le marteau et retint par les aisselles le corps qui s’effondrait. Il la porta jusqu’au canapé du salon et l’y allongea avec précaution, alluma le lampadaire puis s’agenouilla auprès d’elle : La tête de son amie roula vers lui et son regard vide le fixa sans le voir. Avec des gestes frénétiques Steadman écarta son chemisier imbibé de sang et colla son oreille sur sa poitrine. Il n’y avait aucun battement de cœur.

Il hurla son prénom et prit son visage figé entre ses mains en la suppliant de revenir à la vie. La bouche de Maggie béait, emplie de sang à demi coagulé. Un froid brutal l’étreignit et il lutta de nouveau contre la nausée. Très doucement, il reposa sa tête sur l’accoudoir du canapé.

Il savait qu’elle était morte. Mais il ne comprenait pas pourquoi on lui avait arraché la langue.

La lance
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